top of page

LE DIALOGUE INTERRELIGIEUX (ET INTERCOMMUNAUTAIRE) POURRA-T-IL JAMAIS AVOIR LIEU?


Une expérience décevante

Béni qui ont cru ayant vu. Mais, en ai-je vu ? J’en ai cru. Par idéalisme, probablement. D’ailleurs, depuis le Deuxième concile du Vatican on en parlait toujours à nouveau. À tous les niveaux. Les médias faisaient écho. On en parlait aux sommets, on organisait des tribunes. Des manifestations œcuméniques internationales avaient eu lieu. Les jeunes y étaient inclus. Ils prenaient part non seulement aux fêtes mais aussi aux ateliers. Les religieux – les papes en tête – sermonnaient, les politiciens plaidaient, les intellectuels bienpensants publiaient pendant que les guerres interethniques et interreligieuses ainsi que le terrorisme à la base confessionnelle se répendaient. Mais la prêche du dialogue tenait bon. À cet effet on créait même des institutions. À Vienne, par exemple, on pouvait ainsi se rendre à l’institut « Pro Oriente », réputé célèbre mais à peine connu en dehors de son enceinte. À l’époque (fin du siècle précédent) ses étalages étaient bourrés de livres relatant les travaux de différents colloques à ce sujet. Ils étaient publiés en plusieurs langues, orientales incluses. Or, on ne les trouvait pas en vente dans les librairies. Toutefois les gentilles secrétaires dudit institut m’ont autorisé d’en prendre autant que je pouvais emporter. Une aubaine pour tout intéressé même s’il se mettait à se poser des questions sur la rentabilité de cette initiative. Atteint-t-elle le grand public ? Si oui, comment et à quel point ? Honni soit qui mal y pense ! Mais…


Au début de ce millénaire – il y a vingt ans déjà – trois représentants du Centre international pour la promotion du dialogue interreligieux de Sarajevo prenaient part à une discussion publique au Centre croate de Vienne. Étant donné qu’à cette époque je travaillais comme journaliste à Radio Donaudialog (sic !), je m’y suis rendu moi-aussi. Mais ce que j’ai vu et entendu me rendaient perplexe. Le prêtre orthodoxe serbe lamentait : « J’ai beau de dire à mes ouailles que Dieu et Allah sont la même chose. Ils ne veulent pas m’écouter ! » Son confrère catholique croate qui avait raconté avoir banni de son église tout symbole national croate, s’était vu brutalement insulté par un auditeur comme traître de la patrie. Toutefois le prêtre lui a répondu qu’il est là pour discuter de façon correcte et académique, mais si son interlocuteur préfère employer les arguments physiques, il lui est à la disposition à l’issue du débat ! Un dialogue quelque peu particulier qui fait réfléchir…


Peu après j’apprends que le célèbre théologien progressiste Hans Küng se rendra à Vienne pour inaugurer l’exposition « Les religions mondiales – la paix mondiale – l’ethos mondial ». Je m’empresse de le rencontrer. Il me raconte son conflit avec le pape Benoît XVI et m’évoque le soutien que lui a offert la compagnie …Coca-Cola (sic !) Puis il m’expose ses conceptions et me parle de la nécessité d’entretenir un dialogue religieux continu ne cessant de répéter que sans paix entre religions, pas de paix entre les peuples. Mais, lui demandais-je, comment établir un dialogue interreligieux si chaque communauté confessionnelle identifie la foi avec le rite ? La réponse restait en suspens.


Un peu plus tard je le regarde décorer lui-même la salle sans laquelle il va présenter son « Weltethos ». Le voilà en train de coller des affiches dont la qualité, pour une exposition surtout, reste à désirer. Sur chacune d’elles est représentée une religion précise avec ses principes de foi mais sans précision concrète des éléments qui leur sont communs, qui les lient et qui pourraient servir de base à ce dialogue tant prisé. Au spectateur de les deviner. Mais combien de personnes y étaient passés voir cette exposition qui durait plusieurs mois ? Difficile de le dire. Les médias n’en parlaient presque pas. D’ailleurs l’inauguration elle-même était modeste. Tout juste une douzaine de personnes. Parmi elles l’ancien cardinal Franz König dans un âge très avancé assis dans une chaise roulante et le rabbin Chaim Eisenberg. Un orchestre de chambre familial de la communauté Bahaï exécute quelques pièces de musique suivie de discours de circonstance plutôt pâles sans mettre l’accent sur les éléments communs qui lient les religions, les influencent et permettent la collaboration. Mais il fallait bien sauver les apparences. Du moins…


Il paraît, en effet, que c’est ce qui compte. N’était-ce pas le cas de la rédaction dans laquelle je travaillais naguère dans le cadre de la Radio nationale autrichienne ORF et qui portait fièrement le nom de « Radio Donaudialog » ? Mais quel dialogue avait eu lieu sur ses programmes au cours de sa courte existence (2000 – 2002) ? À vrai dire – aucun ! Le contenu de son activité se bornait à la présentation de nouvelles issues des agences occidentales. Ceci était fait simultanément en trois langues : en allemand, en anglais et en une langue parlée sur le territoire de l’ancienne Yougoslavie, Il s’agissait notamment de celle que l’on appelait naguère serbocroate ou croato-serbe et que l’on désigne actuellement de façon politiquement correcte de BHS (bosniaque, croate, serbe) toujours véhiculaire et de l’albanais considérée à l’époque comme langue d’une minorité nationale. D’autre part, l’accent était mis aux entretiens avec certaines personnalités de renom. La priorité était accordée à ceux qui jouissait les faveurs de la « communauté internationale ». Encore que dans la mire du programme de ce fameux « Radio dialogue danubien » ne se trouvaient que les pays issus de l’ancienne Yougoslavie. Et, encore, pas tous : la Slovénie et la Macédoine manquaient bel et bien à l’appel et leurs langues ne figuraient pas au programme de « Radio Donaudialog ». Pas grave. Du moins cette radio affichait son engagement en faveur de la paix entre les nationalités de la région. De plus, elle se disait « indépendante ». J’en ai cru… jusqu’au (petit) jour où, réunis dans un café, un des rédacteurs avait avoué que cette initiative provenait des États-Unis. Selon lui elles auraient fait pression sur la Radio nationale autrichienne de la mettre en place car la propagande américaine émise d’un pays neutre tel l’Autriche réveillait moins de soupçons !


J’aurais dû le deviner. N’ai-je pas eu d’ailleurs une expérience semblable quelques années auparavant ? Au milieu des années quatre-vingt-dix – les guerres en Yougoslavie battaient leur plein – un ancien collègue de l’Université de Belgrade m’invita de rejoindre une association qui s’était engagée dans la promotion du dialogue serbe-croate-bosniaque qui venait de se constituer à Vienne. Je le fis de bon cœur. J’y trouvais des compatriotes de toutes les nationalités yougoslaves aspirant, comme moi-même, de contribuer activement à cette tâche. Or, ce que je n’avais pas tout de suite remarqué, c’était que le dialogue se bornait à faire venir des personnalités politiques de la région qui, tout en manifestant leur anti-bellicisme, soutenaient l’intervention « humanitaire » des USA et de l’OTAN. Certes, ces personnalités devenues historiques, tenaient des discours intéressants. On les écoutait, on leur posait des questions. À la rigueur, on discutait. Mais où en était le dialogue ? Il ne parvenait pas à se manifester dans la salle du « Club républicain » viennois, nominalement indépendant mais de fait affilié au Parti social-démocrate autrichien aussi bien néolibéral que pro-américain. D’ailleurs, à peine fondée, cette association était abruptement dissoute sans que les membres fussent informés de la raison véritable de cette décision. Étant donné qu’elle corroborait avec la date des accords de Dayton on pouvait supposer que le Parti socialdémocrate autrichien, au pouvoir à l’époque, qui de fait patronnait cette association, ne voulait pas se brouiller avec les autorités de Slobodan Milošević à Belgrade. D’ailleurs, le régime de ce dernier semblait – du moins pour le moment – entré de nouveau dans les bonnes grâces des Américains …


Les obstacles

Le dialogue a beau être prisé. Malheureusement, dans la pratique, il reste sans effet. En effet, il est devenu l’apanage, pour ne pas dire otage, de la « haute politique ». Celle-ci le propage inlassablement pour séduire l’opinion publique afin d’embellir son image. D’autre part en favorisant et tabouisant les minorités identitaires elle exerce un lavage de cerveau typiquement totalitaire. Par conséquent tout endoctrinement idéologique imposé « d’en haut » crée des esprits intolérants fermés à tout dialogue sauf au celui qui approuvera leurs propres convictions, pour ne pas dire, préjugés et fixions. D’ailleurs, celui qui se trouve en position de force évite de dialoguer avec ceux qui ne le sont pas à moins de vouloir le contraindre de se plier à sa volonté. Certes ce dernier pourrait encore réclamer un traitement équitable, mais il se heurtera presque toujours à une fin autistique de non-recevoir. S’en était ainsi au cours de toute l’histoire, depuis l’antiquité jusqu’à la post-modernité. Alors que faire?


Le plus simple serait de croiser les bras et de détourner la tête. Autrement dit – ne rien faire. Le fait que toute tentative de contestation nécessite une organisation efficace et une infrastructure appropriée est le plus souvent un obstacle décourageant. Leur mise en place exige non seulement des activistes dévoués à une cause humaine mais aussi un financement généreux et régulier. Or, où chercher l’argent ? Auprès de quel bailleur de fonds ? Chez des fondations qui se présentent comme étant philanthropiques mais qui en réalité déstabilisent la société au profit d’une mince élite mondialiste ploutocratique ou auprès des cercles politiques anti-néolibéraux aux penchants autoritaires ? Choix plutôt illusoire étant donné que ce sont eux qui accordent les subventions. Or, comme on ne peut pas s’attendre qu’ils seraient prêts à subventionner des initiatives contraires à leurs intérêts, il ne reste qu’à procéder différemment. Mais comment?


Peut-être par la prise en considération que la désintoxication idéologique de l’humanité ne peut pas être acquise du jour au lendemain. Mais ceci présuppose la formation des esprits éclairés capables de combattre efficacement tout endoctrinement collectif identitaire. Mission apparemment impossible étant donné que dans les pays occidentaux ni les écoles, ni les médias, ni les établissements culturels n’osent dévier de la pensée unique dite politiquement correcte. Bien au contraire, ce sont ces institutions mêmes qui la forment. Elles la cultivent à l’aide de la « cancel culture » qui criminalise et pénalise la liberté de la pensée comme sous des régimes autoritaires. Encore que des générations entières ont été victimes d’une véritable mutilation intellectuelle les privant de l’esprit critique. Dans les écoles, l’enseignement des matières du domaine des sciences humaines est réduit au minimum. En outre, on impose la « bienpensance » idéologique d’en haut bien qu’elle soit non seulement profondément intolérante mais aussi raciste. Faute d’accès et de soutien des grands médias corporatifs et des cercles intellectuels influents, il est pratiquement impossible de s’opposer ouvertement contre ce lavage de cerveau digne des pires régimes totalitaires de l’histoire de l’humanité. Toute ressemblance avec le talibanisme est, naturellement, fortuite. Pourtant, elle s’impose…


La situation ne peut être plus absurde. Le développement fulgurant de l’humanité dans le domaine de la technologie n’est pas accompagné par celui de l’esprit. Bien au contraire on la voit rejetée de force dans un état spirituel issu du fond des âges. Quel dialogue peut être établi entre des collectivités fondés sur des idéologies ou conceptions religieuses intouchables ? Franchement, aucun. Mais si déjà dans notre monde post-moderne les valeurs éthiques et morales sont relativisées, faut-il craindre les étiquettes ? C’étaient quand même les libre-pensants et pas les bonnes âmes bien pensantes ou les établissements d’éducation scholastique qui faisaient avancer la société. Ne serait-il donc pas mieux de suivre leur voie au lieu de faire profil bas devant les distributeurs d’épithètes injurieuses à l’adresse de ceux ou de celles qui n’emboîtent pas le pas du « politiquement correct » ? Certainement. Mais dans ce cas au lieu du dialogue on aboutira au conflit.


Le défi

Comment alors éviter une issue pareille ? Tout d’abord en cessant de se faire des illusions sur la possibilité de dialogue entre des collectivités identitaires. Celles-ci ne discutent pas. Ce sont leurs chefs qui y plaident en leur nom. Or, au sommet on ne mène aucun dialogue. On négocie tout simplement. Il ne faut, d’ailleurs pas oublier que ce intéresse les élites ce sont la domination et le profit et pas l’approfondissement du sentiment de la mutualité entre les groupes ou établissements sociaux. Leur plaidoyer pour le dialogue devient ainsi un paravent pour une activité de propagande visant des buts politiques voire géopolitiques. C’est sur ce rif qu’ont échoué toutes les initiatives de dialogue entre les systèmes politiques, économiques, sociaux, religieux, culturels. Les fameuses Associations de Travail Alpes-Adriatique ou de l’espace danubien lancées dans les années 80 – officiellement pour promouvoir la coopération transfrontalière entre les États capitalistes et communistes, inofficiellement dans le but de déstabiliser ces derniers – mais qui sont tombées dans l’oubli depuis, en sont l’exemple.


Toutefois la tendance au renfermement des structures identitaires pose aussi un défi. Par le biais d’un travail assidu en faveur de la formation des esprits ouverts à l’échange des arguments basés sur des faits et non sur des dogmes on pourrait peut-être un jour changer la donne. Des initiatives individuelles pouvant mener à la création de réseaux permettant aux jeunes d’acquérir des connaissances plus approfondies sur la complexité des causes et des conséquences de la condition humaine seraient un point de départ. Elles pourraient leur permettre aussi de prendre à temps la conscience de la manipulation à laquelle leurs esprits sont exposés par le biais de l’interprétation idéologique de la réalité. D’autre part, ceci leur évitera d’être séduits par des démagogues ainsi que de tomber dans le piège des mythes historiques et politiques issus d’un autre âge. Des manuels scolaires complémentaires publiés sur internet permettraient de combler les lacunes dans l’enseignement public. Mais ce qui serait surtout important, c’est d’apprendre aux jeunes les valeurs de la culture du dialogue. Il faut leur faire comprendre qu’aucun sujet ne doit être tabouisé. Toute conception, idée ou interprétation doit être objet de discussion sinon l’évolution de l’esprit intellectuel et de la culture ne pourront pas progresser. La remise en question ou la réflexion sur son sens ne doit pas être comprise ni comme insulte, pêché ou crime d’opinion devant être poursuivie par la justice. Tout argument peut être combattu par un contre-argument. Faute de quoi, il n’est pas honteux de se ranger sur les conceptions de l’interlocuteur ou bien de garder son point de vue. Autrement dit, il vaut mieux éviter toute sorte de prosélytisme car ceci ne favorise que des conflits. Arrivé à ce point, toutes les possibilités pour la conduite de dialogue s’effondrent, souvent définitivement. Ceci aussi au cas où le débat dégénère dans une polémique insultante. Le manque de culture de communication et du respect de la personnalité de l’interlocuteur, de l’art de parler mais aussi d’écouter est, malheureusement, plutôt considéré comme vertu que comme défaut. Et pourtant, c’est juste cette omission dans l’éducation des jeunes qui favorise l’intolérance dans la discussion à l’âge d’adulte.


La prédisposition pour la conduite de tout dialogue passe, en effet, par la politesse, le respect de la personne de l’interlocuteur et le bon sens. Elle forme la base pour l’entretien des contacts et de la communication. Ceci permet l’échange de connaissances et d’expérience si nécessaire pour le progrès de la société. Faut-il aller plus loin ? Le but est en effet à la portée de la main, mais sans un changement fondamental de mentalités il ne pourra jamais être atteint. Le dialogue ne s’impose pas ni par des décrets administratifs, ni par des institutions, ni par des discours de dimanche des politiciens à l’occasion de leurs colloques soi-disant scientifiques aux buffets savoureux, mais par l’action des esprits affranchis de toute structure collectiviste identitaire. Donc, il faut s’engager à les former car seul l’affranchissement spirituel peut servir de base pour tout dialogue fructueux. Un rude travail de longue haleine mais qui vaudra quand même la peine même si un dialogue entre des collectivités communautaires ou religieuses ne pourra pas sortir du cadre de vœu pieu. Par contre, si les individus étaient aptes de communiquer entre eux indépendamment des institutions et, si nécessaire, malgré elles, le dialogue n’apparaîtrait plus comme une mascarade à des fins de propagande, mais comme un moyen indispensable pour l’acquisition d’une qualité supérieure dans les rapports au sein de la société. Aux hommes et femmes de bonne volonté de s’y engager dans l’intérêt avant tout de la postérité.



Les Essais
bottom of page