Note de lecture La fabrique scolaire de l’Histoire, un livre pour réfléchir et agir
Collectif, La Fabrique scolaire de l’histoire Illusions et désillusions du roman national Sous la direction de Laurence De Cock & Emmanuelle Picard Préface de Suzanne Citron - Éditions Agone, Marseille 2009
On n’aurait certainement pu trouver meilleur titre pour un livre sur l’enseignement de l’Histoire dans les écoles françaises. En effet, ce recueil d’articles de spécialistes dans la matière, publié en 2009 par les éditions Agone sous la direction de Laurence de Cock et d’Emmanuelle Picard, met ledoigt sur une plaie déjà bien purulente de l’éducation scolaire : la dégradation systématique dutraitement de l’Histoire dans la société contemporaine. C’est l’œuvre du « Comité de vigilance face aux usages publics de l’Histoire », fondé en France en 2005 avec pour objectif de réagir contre l’instrumentalisation du passé.
Certes, c’est la situation en France qui est visée. Mais elle peut très bien être celle de tous les autres pays. Car quelle est aujourd’hui la place de l’Histoire dans notre beau monde mondialisé, sinon celle d’un parent pauvre dont le nom n’est même pas évoqué dans les discours officiels sur le financement de la recherche scientifique ? Malheureusement elle ne produit pas de marchandises à vendre et ne fait pas tourner l’argent. Une société fondée sur ces principes peut même la considérer comme superflue.
Mais ce n’est pas ce problème que les auteur(e)s des textes publiés dans la « Fabrique scolaire de l’Histoire » ont choisi de soulever. Ce qui les préoccupe c’est la façon dont elle est (et a été) enseignée. Leur conclusion est accablante : ce n’étaient ni les scientifiques, ni les pédagogues qui avaient le dernier mot dans l’élaboration des programmes d’histoire, mais l’État ou, plus précisément, les cercles gouvernementaux qui décidaient en fonction de ce qu’ils considéraient comme leur intérêt. Ne changeaient que les visées du programme et son caractère. De l’histoire événementielle, politique avant tout, où l’on exigeait des élèves la connaissance précise de noms, dates et lieux, on était passé à une histoire des représentations et des grands thèmes. Désormais, on met l’accent sur les images et les mémoires au détriment de l’évènement, du politique, de l’économique et du social. Ainsi, dans le premier cas, on apprenait des données présentées dans une continuité, qui permettait de fixer la place des événements, mais qu’au besoin (politique) on déformait ou passait sous silence. Dans l’autre cas, la ligne de l’évolution historique est brisée au profit des thèmes « transversaux » et de la « longue durée ». Cette approche, en apparence plus impartiale, offre peu de repères qui permettent de comprendre les causes des événements dans toute leur complexité. Ceci fait que l’espace pour la manipulation de l’Histoire est resté pratiquement intact.
L’école des enfants de tirailleurs
dessinée dans l’album L’Oncle Jean par Jordic - 1910
Bien que les méthodes d’enseignement aient changé, l’élève lui-même n’y a rien gagné. Pire, il a même perdu, étant donné que l’enseignement moderne favorise les généralisations jouant sur les « images » et la sensibilisation, au détriment de l’analyse et de l’expression. D’autre part, la tendance des chefs de l’État à donner des directives sur l’interprétation de l’Histoire n’a pas disparu. Les présidents Chirac et Sarkozy n’avaient pas hésité à signaler aux historiens qu’ils doivent prendre en considération l’aspect positif du colonialisme. Même, on avait voté une loi (la loi du 23 février 2005 « sur le rôle positif de la présence française outre-mer »), retirée par la suite sous la pression de l’opinion publique. Le fait que l’enseignement de l’Histoire soit géré par les représentants de l’État, parfois même les plus hauts, comme ce fut le cas de Georges Pompidou au début des années soixante-dix), qui ne sont souvent ni historiens, ni pédagogues, n’avait, au fond, qu’un but : empêcher la formation de l’esprit critique afin de façonner une opinion publique à leur guise en la berçant des modèles et représentations du passé. En voilà, donc, ces « illusions et désillusions du roman national » comme le suggère le sous-titre de la « Fabrique scolaire de l’Histoire ».
Mais malgré cette lecture très intéressante et instructive, les auteur(e)s omettent de proposer des alternatives. Aussi a-t-on du mal à discerner quelles méthodes, quelle pédagogie permettraient de remplacer la « Fabrique scolaire de l’Histoire » existante. La lecture de ce livre laisse l’impression que les auteur(e)s ne semblent pas s’intéresser suffisamment à la structure mentale des écoliers. Pourtant il aurait fallu commencer par prendre en considération leur jeune âge qui ne leur permet pas de développer un esprit critique envers des représentations trop conceptuelles. Faute de connaissance des faits et de leur enchaînement, comment s’orienter dans le temps et dans l’espace, comment obtenir des repères et comment comprendre le message que lègue le passé pour le présent ? Pour y parvenir, n’a-t-on pas besoin d’une narration simple et facile à saisir ? Les académiciens patentés tout comme les fonctionnaires des ministères qui fabriquent l’enseignement de l’Histoire dans les écoles ont souvent tendance à oublier que les jeunes préfèrent le récit historique dans lequel les événements s’enchaînent et dont ils voudraient connaître la suite à une présentation statique des faits, même s’ils sont bardés d’illustrations, de cartes et de statistiques. De même, la connaissance des protagonistes, de leurs actes et de leurs motivations les motive davantage que l’exposition dépersonnalisée de grands mouvements des peuples et de civilisations. Par ce biais, le développement de l’argumentation et de la réflexion critique pourrait être grandement facilité. Pourquoi, alors, le négliger?
Or, si une société craignant le développement de l’esprit critique, préfère l’appauvrir voire même le détruire, la meilleure façon d’y parvenir est de priver les générations nouvelles de la capacité d’argumenter sur la base de la connaissance des faits historiques, du contexte de l’époque et des intérêts (tout autres que moraux) qui les animent. Moins on connaît le passé, moins on comprend le présent, moins on est mûr comme individu ou citoyen et, par ce fait, l’éventualité des tentatives de renverser l’ordre existant diminue. La réduction du nombre des cours d’Histoire dans l’enseignement scolaire et la préférence accordée aux aspects culturels par rapport à ceux qui touchent aux intérêts politiques et économiques ne suit-elle pas aussi cette logique ? Les auteur(e)s de la « Fabrique de l’Histoire », qui ont pourtant clairement indiqué comment, au fil des temps, on manipulait le discours sur l’histoire coloniale, voire même sur la Révolution française, semblent ne pas oser aller si loin dans leurs analyses. On aura beau chercher des mots comme « la manipulation des esprits », « propagande», « mythologie politique ». On ne trouvera ni la réflexion sur le rôle des cartels industriels, des cercles financiers, des compagnies multinationales dans le façonnement de la société moderne et leur impact sur l’enseignement de l’Histoire. Pas de référence au problème de l’avidité du pouvoir, de la richesse matérielle, de l’emprise de la puissance, de l’irrationalité de la domination qui, au nom des idéologies quelles qu’elles soient, y compris les religions, sapent depuis toujours l’humanisation de la société. Probablement, les auteur(e)s préféraient éviter de se faire traiter d’adeptes des théories de la conspiration. Mais, d’autre part, même s’ils ne soulèvent pas explicitement la question de la décomposition du récit historique comme contrecoup de la mondialisation marchande, le contenu de leurs travaux laisse percevoir que c’est bien de cela qu’il s’agit.
Le problème est, au moins, posé. Reste à chercher la solution. Non seulement en France, mais dans tous les pays du monde. Car la « Fabrique de l’Histoire » fonctionne partout et l’instrumentalisation des drames du passé continue. La Révolution française se voit, après le bicentenaire, privée de sa portée, la « Shoa » tabouisée, les goulags ignorés et les massacres aveugles de civils, dans les Balkans ou en Afrique, sélectionnés et, au besoin, nommés « génocides » afin de permettre à la « communauté internationale » d’intervenir dans ces zones et aux multinationales de s’y établir. L’Histoire doit être réapprise pour pouvoir répondre à sa mission dont elle a été spoliée jusqu’à présent et qui est, notamment, d’orienter la vie des générations futures. Mais tant qu’elle sera « fabriquée » ceci ne pourra se faire. Le mérite de « La Fabrique scolaire de l’Histoire » est d’en avoir, tout de même, démontré la perversité de ce procédé appliqué par l’État au nom d’intérêts tout autres que scientifiques ou pédagogiques. En ce sens « La fabrique scolaire de l’Histoire » est un livre qui invite à réfléchir et à agir.
Parution : 25/09/2009 ISBN : 978-2-7489-0106-1