SOLIMAN LE MAGNIFIQUE, LA BATAILLE DE MOHÁCS ET LE DÉFI DU MYTHE
Une interprétation pas très historique
d’une bataille historique
Rien de plus saisissant que la présentation des événements historiques sous l’angle héroïque. Là tout est clair, car les rôles sont clairement distribués. D’un côté, il y a les bons de l’autre les méchants. Ici il y a les héros, là-bas des zéros. Avec les premiers il est facile de s’identifier, surtout s’ils appartiennent à notre collectivité qu’elle soit ethnique, religieuse ou culturelle. Quant aux autres, on ne peut que les mépriser, car ce sont des adversaires, étrangers dans la plupart des cas, qui ne font que comploter. Tandis que les premiers aspirent à la grandeur nationale (expansion territoriale incluse) et la gloire, les seconds ne s’occupent que de les détruire.
Cette narration plaît aux oreilles et fait vibrer les émotions collectives. Là où le bien se confronte au mal toute analyse rationnelle devient superflue. Il ne faut pas comprendre. Il faut défendre une interprétation historique même si elle n’est conforme ni à la réalité, ni aux faits. Tant pis si elle est présentée par des auteurs qui n’ont aucune formation d’historien professionnel. Ce qui importe, c’est comme le démontre le texte « The Strangest Fast Decision Battle in History » (La décision la plus étrange et la plus rapide d’une bataille dans l’Histoire) publiée le 6 février 2023 sur la page alsbbora.info et retransmise sur Facebook, d’amener les lecteurs à considérer un évènement historique non comme un enchevêtrement des causes les plus complexes, mais comme un théâtre de confrontation entre le bien et le mal, c’est-à-dire entre les « nôtres » avec les autres où le bien et les « nôtres » finissent, avec l’aide de Dieu, par triompher.
Charge des chevaliers non-identifiés vue par alsbbora.info
La scène, présentée dans le texte, se passe à peu près ainsi. Le sultan turc Soliman I le Magnifique envoie son émissaire en Hongrie pour demander le tribut que son roi Vladislav II désigné ici comme « Philad Yislav II » lui devait. Or, celui-ci refusait de le faire. Pire, il aurait même exécuté l’envoyé du sultan. Par conséquent, Soliman Ier s’est décidé de lui faire la guerre. Une entreprise de hardie, car la Hongrie était non seulement le plus grand pays de l’Europe de ce temps, mais jouissait aussi l’appui du pape. Selon l’auteur du texte, dont le nom n’est pas mentionné, ces deux personnages s’étaient mis à la tête d’une croisade à laquelle participaient tous les pays européens. Cette puissante armée européenne, qui, selon l’auteur, ne comptait pas moins de 200.000 soldats, devait se confronter à une force ennemie inférieure de 50%, c’est-à-dire aux 100.000 soldats ottomans, leurs 350 cannons et leur flotte composée de 800 bateaux. La rencontre avait eu lieu dans la « Valée du Mohawk » près de la rivière Talla (ou Al-Talla) située dans le sud de la Hongrie et dans l’est de la Roumanie. Ce qu’on apprend par la suite, est que l’armée ottomane s’était établie en trois lignes et que la cavalerie hongroise chargeait la première « après la prière de l’Asr ». Le développement des lignes et la décision d’attirer l’armée hongroise vers le centre où étaient postée l’artillerie et les fantassins armés d’arquebuses, aurait été exécuté en une heure seulement. Grâce à cette étrange rapidité de décision, l’armée hongroise était anéantie. Parmi le 70.000 morts les deux chefs principaux, le roi « Yislav » et l’envoyé du pape aussi. Du côté ottoman, seuls « 1500 martyrs » et 3.000 blessés.
Une étrange bataille ! Mais quand a-t-elle eu lieu ? Pour l’auteur la date ne semble pas avoir la moindre importance. Encore moins la précision du l’endroit où elle se déroulait. La « Vallée de Mohawk » mentionnée dans le texte ne se trouve pas en Hongrie mais - aux États-Unis ! Donc sur un autre continent. L’auteur pensait sans doute à la ville de Mohács où s’était déroulée la fameuse bataille qui a mis fin à l’État hongrois médiéval. D’ailleurs il situe cet endroit aux confins de la Roumanie. Pourtant Mohács se trouve à une dizaine de kilomètres de la frontière croate et à peu près à la même distance de la frontière serbe. Quant à la rivière Talla (ou Al-Thalla), est-ce la rivière Csele où le roi « Yislav » (Louis II) aurait trouvé la mort ? Apparemment, la précision ne semble pas préoccuper l’auteur. Ainsi on aurait ainsi l’impression de ne pas lire une présentation historique mais un conte de fée raconté par un griot. Les noms personnels et topographiques déformées, imprécises et fausses, mais pourtant attrayantes par leur connotation exotique ne font que renforcer ce sentiment. D’ailleurs le but que poursuivait l’auteur de ce texte semble être atteint : il a raconté la plus brillante victoire du plus grand souverain ottoman présentée sous l’aspect d’une guerre sainte des croyants contre la croisade européenne. Les cœurs des lecteurs ont vibré et la plupart de leurs commentaires se résume par l’évocation de la gloire à Dieu et à sa grandeur, sans se poser la moindre question si ce récit permet de comprendre la complexité des causes d’un événement de portée pareille et, par conséquent, la réalité.
Soliman le Magnifique : un génie militaire ?
Un peu d’effort voué à la recherche sur internet suffirait de dresser un tableau plus réaliste de cette histoire. Tout d’abord, on constaterait sans problèmes qu’il s’agit de la célèbre bataille de Mohács qui avait eu lieu le 29 août 1526. Ensuite, on se rendrait compte que les effectifs des troupes qui y étaient engagées n’avaient pas l’envergure mentionné par l’auteur de la page du Facebook. Les spécialistes estiment que les Hongrois avaient engagé 24.800 soldats avec 85 cannons, tandis que les troupes ottomanes ne dépassaient pas 60.000. Or, même ces chiffres plus modestes prouvent que les effectifs des Ottomans étaient largement supérieurs aux ceux des Hongrois. À ceci, il faut ajouter que les troupes de Soliman, étaient mieux équipées, mieux entraînées, plus disciplinées et mieux pourvus en armes à feu qui avaient, en fin de compte, décidé l’issue de la bataille. En plus, le commandement Ottoman était supérieur en qualité et dans la coordination des mouvements des troupes.
Soliman Ier Le Magnifique, conquérant à contre-cœur
(Portrait dans le style de Titien exécuté vers 1530 conservé au Musée des Beaux-Arts [Kunsthistorisches Museum] de Vienne)
Il ne faudrait toutefois pas exagérer avec des louanges au génie militaire de Soliman. Certainement, il avait des connaissances nécessaires à un commandant de l’armée. Mais il n’avait pas de passion pour les guerres. Son don véritable résidait dans l’organisation et la législation de l’empire que son père lui a légué. En tant que gestionnaire, il savait fort bien que la possession d’un territoire aussi étendu nécessitât une infrastructure efficace qui assurerait sa cohésion intérieure et son épanouissement. Mais deux facteurs l’ont poussé de commencer son règne par les conquêtes. La première, c’était la situation complexe dans le rapport des forces entre les pays chrétiens d’Europe et la seconde, la pression de l’élite militaire ottomane qui était sur le point de devenir incontrôlable – celle des janissaires. Ces derniers, recrutés exclusivement parmi les garçons chrétiens convertis originaires des pays balkaniques, ne vivaient que de la guerre et pour la guerre. Faute de conquêtes, leurs revenus issus des pillages risquaient de diminuer. Ainsi, lors de chaque intronisation d’un nouveau sultan, les janissaires lui demandaient l’augmentation des soldes. Gare à celui qui oserait passer outre. Soliman le savait. Mais au lieu de leur faire des promesses et confronté aux premières tentatives de révolte qu’il avait étouffé dans l’œuf, il avait à peine une année au pouvoir, entrepris sa première expédition militaire. Celle-ci était dirigée contre la Hongrie et sa première cible était de s’emparer de sa plus forte citadelle – Nándor Féhérvár. C’était la dénomination hongroise de l’époque de l’actuelle capitale serbe Belgrade.
Ortelius Abraham : « Panorama et scène de guerre lors de la prise de Belgrade en 1521 », Lithographie, seconde moitié du XVIème siècle, Archives historiques de Belgrade
L’entreprise était osée. Située sur un rocher au-dessus du confluent de deux fleuves (la Save et le Danube), Belgrade s’